Viagra, les ventes grimpent au ciel. Un généraliste sur quatre a déjà prescrit le médicament.
La responsable de la communication du laboratoire Pfizer France, Sylvia Cukier, fabricant béni du Viagra, ne veut pas le dire si brutalement. Et il faut que ce soit le professeur Alain Jardin, chef de service d'urologie à l'hôpital du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), qui l'a exprimé simplement hier, lors d'un symposium qui se tenait durant le 92e Congrès français d'urologie à Paris: "C'est le plus fort lancement jamais réussi en France au bout de quelques semaines. Le Viagra a fait mieux que le Prozac."
Rumeurs. Un mois après son arrivée, le 15 octobre, dans les pharmacies françaises, le Viagra est donc un succès. Le laboratoire Pfizer, pourtant, refusait jusqu'à présent de donner la moindre indication sur les ventes du médicament en France mais aussi en Europe. Pour bien replacer le Viagra dans l'univers des médicaments et le sortir du folklore de la gaudriole, le laboratoire tenait, en effet, à une "communication anodine", calquée sur celle des autres nouveautés pour lesquelles Pfizer ne fournit jamais aucun chiffre de vente. Mais de sérieuses rumeurs ont commencé à courir les rédactions, laissant entendre que le Viagra faisait un flop en France. Du coup, le laboratoire s'est finalement résolu à changer sa stratégie d'épaule. "On n'allait pas laisser croire que la sinistrose s'installait chez nous comme pouvaient le laisser croire quelques articles de presse", explique la responsable de la communication. Dimanche dernier, en effet, le Journal du dimanche publiait un article titré: "Le Viagra manque de puissance au démarrage". A partir des chiffres d'un grossiste-répartiteur, le journal signalait, par exemple, que 1 500 boîtes seulement avaient été écoulées sur un stock de 15 000.
Courbe tranquille. Or, les chiffres au niveau national sont bien loin de ce tableau partiel. Au 7 novembre 1998, soit trois semaines après le lancement de la molécule, 40 000 boîtes ont été vendues en France. Selon Pfizer, cela correspond à 34 000 ordonnances. "A la différence des Etats-Unis où il y a eu un démarrage énorme, puis une baisse, puis à nouveau une forte reprise, en France, comme dans les autres pays européens, la demande a été forte dès le début certes, mais elle a continué à augmenter régulièrement. Une courbe tranquille en somme", ajoute Pfizer.
Ces données corroborent d'ailleurs ce que nous déclarait le PDG de Pfizer France, Jean-Jacques Buxtorf, à la veille du lancement du Viagra en France (Libération du 17 septembre): "Le démarrage sera moins spectaculaire (qu'aux Etats-Unis, ndlr), parce que la communication sur le produit a été énorme et que, progressivement, les fantasmes ont disparu." Mais il ne se hasardait certes pas dans la moindre prédiction chiffrée publique, se contentant d'affirmer: "Nos fourchettes d'estimations sont très larges." Jean-Jacques Buxtorf se bornait alors à rappeler la taille du marché potentiel des dysfonctionnements érectiles: "On suppose que 2,5 millions de Français en souffrent."
Preuve que le produit est entré dans la catégories des médicaments ordinaires, ce sont les médecins généralistes qui ont prescrit ce traitement dans près de 75% des cas. Le reste l'a été par des spécialistes, essentiellement des urologues. Le dosage le plus vendu est le dosage moyen de 50 milligrammes, les deux autres, à savoir 25 ou 100 milligrammes, l'étant beaucoup moins.
Qui sont les patients? Pfizer a, de fait, peu de données. Juste l'âge moyen: 57 ans. Autre information instructive: 100% des demandes sont formulées par les hommes, jamais par les épouses. Enfin, toujours selon le laboratoire et à partir de quelques micro-enquêtes, "dans la moitié des cas, les patients ont des facteurs à risques qui expliqueraient leur insuffisance érectile, comme le diabète, la consommation d'alcool ou de tabac".
Secondaire. Consulte-t-on exprès pour un problème d'impuissance? Non, affirme le laboratoire. "Dans la plupart des cas, la demande de Viagra est secondaire au cours de la consultation. C'est-à-dire que le patient vient pour autre chose, une consultation pour diabète par exemple et ensuite, il demande, éventuellement, du Viagra." Cette appréciation est néanmoins à nuancer, car il est de l'intérêt du laboratoire de ne pas laisser croire que la vente du Viagra, médicament certes non remboursé, risque néanmoins de faire augmenter fortement les dépenses de médecine de ville, par une hausse conséquente des consultations.
D'emblée, en effet, le laboratoire avait annoncé qu'il ne demanderait pas le remboursement par la Sécurité sociale. Pour Jean-Jacques Buxtorf, cette décision allait dans le sens de l'histoire: pour des produits "de confort", les gouvernements n'allaient pas pouvoir continuer à assurer une solidarité. Sage décision, en somme, respectueuse des finances de la protection sociale. Mais Martine Aubry avait introduit un sérieux bémol en rappelant que le Viagra générerait quand même 500 000 consultations par an et 300 millions de francs de dépenses pour la Sécu. C'est peut-être cette crainte que le laboratoire a voulu tempérer hier.
Ces données, pour limitées qu'elles soient et provenant toutes uniquement du laboratoire indiquent néanmoins que le Viagra s'installe avec force sur le marché français mais aussi sur le marché européen. En Angleterre, en Allemagne, en Espagne, aux Pays-Bas, la molécule a été mise en vente à la même date. Et la progression des ventes, aux dires du laboratoire, paraît similaire. "Nous sommes très satisfaits de ce premier mois, insiste Sylvia Cukier, d'autant qu'à ce jour, aucun effet secondaire n'a été signalé à l'Agence française du médicament." "Beau succès". "Cela étant, nous explique le professeur Jardin, c'est certes un très beau succès, mais nous devons rester vigilants. Par exemple, aujourd'hui, près d'un médecin généraliste sur quatre, en France, a déjà prescrit du Viagra. C'est beaucoup, c'est énorme. Ont-ils été assez bien formés? Toutes les contre-indications ont-elles été bien mesurées? C'est là, je crois, le risque." "Pour autant, conclut cet urologue, la France, comme l'Europe, si elle s'est vite lancée dans la prescription de Viagra, est loin de l'hystérie que l'on a connue outre-Atlantique" .
Viagra : pilule amère pour Pfizer en Chine

Pékin, de notre correspondant.
La guerre du Viagra a éclaté en Chine, marché potentiellement gigantesque pour la petite pilule bleue contre le dysfonctionnement érectile. La première salve a été tirée le mois dernier, lorsque le bureau chinois de la propriété intellectuelle (Sipo) a invalidé la licence qu'il avait accordée en 2001 au fabricant américain Pfizer ; la deuxième est la décision, annoncée vendredi par 17 sociétés pharmaceutiques chinoises, de produire leur propre version du Viagra pour le marché chinois.
Contrefaçon. L'affaire fait beaucoup de bruit aux Etats-Unis, avec des éditoriaux indignés du Wall Street Journal, une prise de position de la puissante Association des entreprises pharmaceutiques et un communiqué menaçant de la Chambre de commerce américaine en Chine, forte de ses centaines d'investisseurs. L'affaire a même fait irruption dans la campagne présidentielle : la question des relations économiques avec la Chine premier déficit commercial des Etats-Unis et lieu de délocalisation pour nombre d'entreprises américaines est un sujet chaud.
L'affaire du Viagra a permis de tester l'attitude des autorités chinoises face aux questions de propriété intellectuelle. Deux ans après l'entrée du pays au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), la Chine reste le pays de la contrefaçon, qui produit 90 % des faux médicaments ou des logiciels piratés.
A première vue, la décision du Sipo n'est pas très différente de celles qui ont été prises ces dernières années par les instances similaires au Royaume-Uni et dans plusieurs pays d'Amérique latine. Elle aussi juge le produit de Pfizer pas assez "innovant" pour justifier un brevet. Pfizer a, depuis, trouvé des parades, et espère qu'il en sera de même en Chine où il a fait appel.
Mais l'annonce que le consortium conduit par la Tonghua Hongtaomao Pharmaceutical allait produire à son tour une variante du médicament compromet les espoirs de Pfizer de se voir rétablir dans son bon droit. D'autant que le prix annoncé est bien inférieur à celui du produit américain : entre 40 et 50 yuans (entre 4 et 5 euros), contre 99 yuans (9,9 euros). De quoi tuer le marché de la pilule américaine, déjà limité à la seule vente aux hôpitaux. Le Viagra faisait déjà l'objet d'une concurrence farouche de la part des pirates : 90 % des fausses pilules bleues sur le marché seraient chinoises. Il devra désormais faire face à celle, légale, des laboratoires chinois.
Peu compétitif. L'attitude des autorités peut surprendre dans la mesure où la Chine essaie d'attirer les grands noms de l'industrie pharmaceutique mondiale pour développer un secteur encore peu compétitif. L'institut Pasteur devrait ainsi signer un accord d'implantation à Shanghai lors de la visite de Chirac en Chine, en octobre. Les sociétés pharmaceutiques ne cachent pas leur perplexité : "Nous allons suivre cette affaire de près. Une forte protection de la propriété intellectuelle constitue la pierre angulaire de nos décisions d'investissement dans n'importe quel pays", déclare l'une d'elles. Une réflexion qui pourrait amener Pékin à calmer rapidement le jeu autour de cette pilule.
Pfizer pense déjà à l'après-Viagra
Le labo confirme la clôture d'un centre de recherche en France mais consolide, à côté, son usine.
Cinq jours après l'annonce de la fermeture définitive du centre de recherche de Pfizer à Pocé-sur-Cisse (Indre-et-Loire), la ministre de l'Economie Christine Lagarde et Hervé Novelli, secrétaire d'Etat aux Entreprises et au Commerce extérieur, ont fait le déplacement pour "marquer le soutien de l'Etat". D'aucuns espéraient encore à demi-mot qu'un repreneur de dernière minute ait conclu un accord avec le géant de l'industrie pharmaceutique, sauvant les 150 emplois du centre.
A défaut de répondre à cet ultime espoir, Pfizer a annoncé 130 millions d'euros pour la création d'une unité de médicaments inhalés (pour l'asthme) sur le site de production d'Amboise, situé juste à côté du centre de recherche, qui fabrique une grande partie du stock mondial de Viagra. D'après Pierre Ginestet, le vice-président de Pfizer en charge de l'Europe du Sud, "l'unité emploiera 440 personnes en cinq ans et sera un centre international pour la fabrication de médicaments inhalés". Lequel assure que cette décision "pérennise" l'activité du site de production français. Quant à la participation supposée de l'Etat, des demandes d'aide au titre d'aménagement du territoire sont en cours. "Si nous n'obtenons rien, ce sera un investissement sec pour Pfizer", jure Ginestet. Christine Lagarde ne sera guère plus loquace : "Nous soutiendrons le projet dans le cadre du crédit impôt recherche."
Si la menace d'un plan social semble écartée, la production de ce nouveau médicament ne suffira pas à combler le manque à gagner liée à la perte de l'exclusivité du brevet sur le Viagra en 2011. "650 salariés travaillent ici. Si les nouveaux produits ne fonctionnent pas et qu'en parallèle on perd d'importantes parts de marché pour le Viagra, on n'échappera pas à un plan social", redoute un cadre. Pour les syndicats, la pilule peine à passer. "Bien sûr que ces mesures vont dans le bon sens, mais aujourd'hui, on a eu droit à un show qui a étouffé une partie de nos questions !" déplore François Dessay de la CFDT.